Île d’Hispaniola, 12 janvier 2010
Une pièce d’un euro tomba du ciel et roula dans la poussière. Elle sembla hésiter un instant, en équilibre sur la tranche, comme l’œuf de Colomb, avant de s’immobiliser face contre terre entre deux pieds sales. Un groupe de touristes enfila le pas d’un guide arborant un grand parasol aux couleurs vives. Recroquevillé au pied d’une murette sous un sombrero de paille, le propriétaire des deux pieds sales n’esquissa pas le moindre mouvement au passage du groupe d’européens bariolés.
Une odeur de viande de cabri et de haricots bouillis s’éternisait sur le quartier Est de la ville de Saint-Domingue. C’était la fin de l’après-midi. L’ombre de l’énorme croix couchée dans le béton du Phare à Colomb s’allongerait bientôt sur l’indio comme un funèbre poncho. A quelques rues de-là, une Jaguar blanche aux vitres teintées fit le tour d’une place plantée d’orangers et de citronniers. La limousine passa devant la mitrailleuse lourde d’un poste de contrôle entouré d’enfants, avant d’emprunter une ruelle bordée de vieilles maisons de style colonial.
Invisible derrière les collines pelées qui serpentaient autour de la ville, bien au-delà de Haïti, de Cuba et du Golf du Mexique, un crotale glissait lentement au pied d’un figuier de barbarie. Il s’enfila entre les éboulis de roches surplombant les eaux grises et salées du lac de Texcoco. Haut dans le ciel outremer, une minuscule tâche noire tournoya comme une hallucination avant de disparaître au-dessus d’une forêt de cactus candélabres, parsemée de rares agaves.
Pour les visiteurs qui se succédaient sur le passage menant au Phare à Colomb, l’indio semblait appartenir seulement au passé des lieux. Comme une pierre du chemin n’attendant que le coup de pied rageur ou distrait de l’histoire en marche. Ce qu’ils ne pouvaient entrevoir sous le sombrero, c’était les yeux du vieux mexica qui roulaient sous leurs paupières. Il rêvait ou plutôt délirait en proie aux visions de la fièvre dans sa langue nahuatl …
“… La chevelure rousse de Cortès flamboyait dans les yeux incrédules de Moctezuma. L’empereur Aztèque vacilla… Etait-ce le Dieu de l’étoile du matin Quetzalcoatl, de retour du royaume souterrain de Mictlan, qui lui apparaissait sur son radeau de serpents ? Les ossements des anciens n’avaient donc pas suffi pour reconstruire le Cinquième Monde. Les prêtres devaient encore offrir du sang à de nouvelles vies. Beaucoup de sang…”
La joue de l’indio s’agita sous l’effet d’un tic nerveux.
“… Le disque d’or du soleil pointait mille lances de feu sur l’armure du conquistador. Quel était donc ce Dieu sans plumage, juché sur un étrange hippocampe terrestre à quatre pattes ? Le cheval de Cortès lâcha alors un long jet d’urine, ponctué par un chapelet de crottin. Moctezuma se ressaisit. Il fit bruisser ses plumes sacrées et ordonna d’un cri à ses innombrables guerriers de fondre sur le petit groupe d’espagnols.”
Le corps du vieil indio fut agité par un bref soubresaut. Il pensa dans son rêve :
“… La fin des temps n’est pas pour demain. Pour la bonne raison que le temps n’a pas de fin.”
Au-delà de l’horizon incertain du Phare à Colomb, lové dans un pneu de camion abandonné au bord de la route, un jaguar scrutait l’entrée de la vallée menant à Mexico. Avec un peu d’imagination, on aurait pu deviner au loin la présence sourde de l’océan, la plage de Veracruz et des nuées de petits mexicas qui sautaient dans les rouleaux de l’Atlantique derrière de frêles caravelles de plastique.
Un chien s’approcha et renifla les pieds nus d’un air entendu. L’indio poursuivait son rêve, indifférent aux allées et venues des touristes…
“… D’un coup sec, le prêtre Aztèque trancha la tête de Cortès. Il l’exhiba à la foule, avant de la laisser retomber lourdement sur les marches du temple. Elle roula comme un vulgaire tacos enfariné de poussière au pied de la pyramide, en crachant ses dents unes à unes, au bout de longs filets de salive et de sang.”
Un quart de dollar vint rejoindre l’euro sur la terre battue, suivi d’une pièce de dix pesos mexicains. Un nouveau groupe de touristes emboîta pesamment le pas de son chef, tenant à bout de bras un parapluie aux couleurs du drapeau américain. Des mouches décrivaient de rapides écliptiques autour du sombrero du vieux mexica, tout à son rêve…
“… Les voiles en berne floquaient sur la mer d’huile. Affamés depuis des jours, les hommes de Moctezuma se partageaient les restes du dernier prisonnier espagnol sacrifié. Les cales étaient désormais vides de plaintes. Seuls, le grincement lancinant des bois et le plongeon des os de l’homme jetés par-dessus bord troublaient le silence. Soudain, une légère brise fit claquer un hauban.”
Au bout d’un pâté de maisons cossues à l’est de la ville, un portail de fer forgé orné d’arabesques s’ouvrit automatiquement devant la Jaguar blanche. Elle s’engouffra dans la cour en déclenchant le mouvement de deux caméras de surveillance. Le conducteur se gara près d’un énorme SUV Chevrolet noir. Il coupa le moteur, ajusta ses Ray-Ban et son Panama dans le rétroviseur, avant de se saisir d’une valise sur la banquette arrière. Il fit quelques pas et disparut dans les frondaisons d’ipomées qui masquaient l’entrée d’un patio.
Le vieux Mexica rêvait toujours…
“… Une alouette de mer se percha sur la pointe d’un mât. Le vent passa une main invisible dans les cheveux de jais des Aztèques. Tous les regards interrogèrent le ciel. Un rideau de nuages déchiré d’éclairs s’avançait menaçant, en direction des navires espagnols immobilisés dans le pot au noir. De grosses gouttes de pluie commencèrent enfin de tomber sur les visages brûlés emplis de crainte.”
Dans l’éternité suspendue au-dessus des eaux grises et salées du lac de Texcoco, devant une anfractuosité rocheuse empestant le guano, l’aiglon à peine débarrassé de sa coquille eut tout juste le temps de fixer le serpent à sonnettes de son œil grand ouvert.
“… La morsure fulgurante du crotale renversa le ciel du Cinquième Monde sur la prophétie du dieu Huitzilopochtli. Le sang rouge des figues du Nopal perça de mille venins la langue asséchée du prêtre mexica.”
Une ombre immense se déploya dans le ciel, mais le grand aigle arriva trop tard…
“… Le crotale avait gobé l’œuf de Colomb. La prophétie des Aztèques ne pourrait plus se réaliser. Personne ne verrait l’aigle avec le serpent entre les serres se poser sur le cactus. Adam et Eve ne mangeraient pas la pomme. Et la fondation de Mexico pouvait attendre le passage d’un autre cycle.”
A ce moment précis, de l’autre côté de l’Atlantique, un groupe de corbeaux décolla des flèches de l’immense cathédrale de Séville dans la nuit froide de janvier. Des pas furtifs résonnèrent dans l’entrée glaciale de l’édifice, entrecoupés de bruits secs et de murmures. Après plusieurs génuflexions rapides, trois bigotes voilées de dentelles noires se mirent à tournoyer avec des chiffons et des balais autour du tombeau de Christophe Colomb, juché sur les épaules de quatre statues de marbre pour ne pas toucher la terre d’Espagne.
Simultanément, à l’intérieur du Phare à Colomb sur l’île d’Hispaniola, une armada de touristes visitaient incrédules l’autre mausolée censé renfermer aussi la dépouille du découvreur de l’Amérique. Dehors, les militaires en passe-montagnes et gilets pare-balles observaient distraitement, derrière des sacs de sable, la bande d’enfants lancés à la poursuite d’un ballon de foot qui manqua de peu d’arracher le sombrero le l’indio.
En se baissant un peu pour voir sous la pyramide de paille, il n’aurait échappé à personne que le vieux mexica était ivre mort, en proie aux visions les plus étranges…
“… Les ruines de la cathédrale de Cadix fumaient. Sous la garde d’une armée de guerriers à moitié nus, une multitude d’esclaves espagnols hâlaient péniblement de lourdes pierres sur les marches vertigineuses d’une pyramide Aztèque. Le temple s’élevait en vision accélérée et des ruisseaux de sang s’écoulaient le long des parois.”
Tel l’aigle sacré, le vieux survolait Grenade, Séville, Cordoue, la Castille, l’Aragon…
“… Les cathédrales de toute l’Espagne s’effondraient les unes après les autres sur son passage, laissant place à d’imposants temples Aztèques. Puis le vieil indio replia ses ailes sur sa longue queue de plumes et se posa devant Charles Quint encadré par quatre soleils noirs. Avec un air solennel qu’il ne se connaissait pas, il demanda à l’empereur du Saint-Empire romain germanique d’abjurer sa foi en un dieu crucifié pour adorer Huitzilopochtli. Il lui dit aussi qu’il n’avait rien à craindre parce que son rang le prédestinait à un destin unique. Son sang royal serait versé dans la coupe du soleil pour former la « quintessence » du cinquième monde. Grâce à son sacrifice, la roue du temps cyclique se remettrait en mouvement et du même coup, le futur serait effacé. Plus d’Apocalypse ni de fin du monde.”
Le temps tout entier sembla se contracter en une seconde. Le temps pour une fourmi rouge de rentrer et de sortir d’une narine du vieux qui fit une grimace.
Dans la piscine du patio, une femme nue derrière d’immenses lunettes Channel lézardait sur un serpent à plumes gonflable, un Ipod dans les oreilles. L’homme au Panama apparut entre les frondaisons d’ipomées. Il posa la valise, se jeta en arrière sur un transat et ouvrit la boîte en écailles de tortue caretta caretta qui trônait sur la table de mosaïque, ornée de motifs précolombiens. Il s’enfila une pincée de poudre blanche dans chaque narine. L’amertume de la cocaïne lui fit cligner les yeux. Il se pinça nerveusement le nez d’une main, tandis que de l’autre, il serrait la croix incrustée de diamants qui pendait sur sa poitrine épilée. Sa Rolex en or marqua 16h53.
C’est alors qu’une énorme explosion souffla le toit de l’hacienda et fit voler le sombrero, semant la panique parmi les touristes et les habitants du quartier colonial. Des sirènes se mirent à hurler dans tous les coins de la ville. Les deux squelettes de Colomb – le découvreur du nouveau monde et le fossoyeur de l’ancien – se retournèrent dans leurs tombes respectives. L’un dans son phare de béton armé, l’autre dans sa cathédrale de pierre et d’or, de l’autre côté de l’océan.
Le vieux mexica se releva en titubant dans la poussière et les éboulis, au milieu des gens hébétés. En archéologue shaman d’un monde de narcotrafiquants, il fouilla jusqu’à la nuit les gravats à la recherche des pièces de monnaies et trouva la Rolex. Sous sa tignasse noire poudrée de plâtre, son visage semblait figurer une étrange mascarade divine. Ses yeux rouges embrumés pétillaient sous la lune. De son pantalon, il extirpa une bouteille de mezcal dans laquelle dansait une chenille boursouflée par l’alcool. Il la porta à ses lèvres qui gigotaient comme deux vers de terre et puisa un long regard en arrière vers les étoiles.
Bientôt, il n’y aurait plus que les yeux aveugles des calamars géants, pensa-t-il, pour patrouiller l’océan sans mémoire qui s’étendrait à perte de vue sur la cité de Tenochtitlàn. Engloutie avant même d’être fondée. Oubliée avant même de devenir Mexico. Et sur l’Amérique déjà perdue avant d’être découverte. Et sur le nouveau monde qui n’avait de nouveau que les yeux avides de Cortès et de toute sa clique. Tout cela serait bientôt effacé. Enfoui sous les couvertures sales jetées par les Espagnols aux Indios pour les faire crever plus vite de rougeole, de grippe, de tuberculose et de syphilis. Enterré à tout jamais sous les os de Christophe Colomb, le seul homme qui pouvait se payer le luxe d’avoir deux squelettes, sans que personne ne trouve cela bizarre.
Il renversa encore plusieurs fois la tête vers de mystérieuses constellations connues de lui seul, avant de briser la bouteille vide. Dans le trou noir de sa bouche édentée, il fit rouler sa langue pour caler sa chique de feuilles de coca contre ses gencives roses de bébé. Satisfait, il sourit nerveusement et murmura d’une voix spectrale en nahuatl :
– Cuitlapalli in àtlapalli…
« La queue et les ailes », c’est ainsi qu’on appelait les gens de son peuple autrefois. Quand ils étaient encore des Hommes-Oiseaux. Quand ils pouvaient voler librement jusqu’en Europe et même en Inde. Bien avant de se faire plumer et traiter d’indios !
Des ombres incertaines de plus en plus nombreuses s’affairaient dans les ruines autour du vieux, comme une armée de zombies. Les Aztèques avaient échoué. Les Dieux Mayas eux promettaient un solstice final de toute beauté, pensa-t-il. On verrait bien. Tôt ou tard, le monde se réveillerait de ce long cauchemar.
Comme une réplique divine à ses pensées, un grondement lointain et interminable se rapprocha en provenance de l’ouest de l’île et la terre commença à trembler fortement sous ses pieds.
Là-bas, sous les décombres fumant d’Haïti, 220 000 squelettes venaient de rejoindre la fosse commune du nouveau monde, tous frappés de la même sentence. L’Oubli.
Les machines peuvent-elles penser ?
Selon Alan Turing, le fameux mathématicien anglais qui décrypta la machine Enigma utilisée pour communiquer par les allemands lors de la seconde guerre mondiale, plutôt