Toute démarche artistique authentique finit par dépasser l’intention de son créateur en se posant comme une énigme.
C’est le cas avec la performance « Quadrati cerchi » réalisée par l’artiste conceptuel italien Gino De Dominicis en 1969. Et c’est le point de départ qui m’a inspiré dans la création de cette animation vidéo, afin de mettre en évidence le double défi auquel l’humanité est confrontée aujourd’hui.
Un défi scientifique
Imaginez qu’en lançant une pierre dans l’eau, vous auriez une probabilité extrêmement faible mais non nulle de créer des carrés plutôt que des cercles. En théorie, tout dépendrait du nombre de fois que vous et les générations suivantes répéteriez l’action. C’est mathématique nous dit la science !
Un défi philosophique
Face à la perspective de mourir, l’homme rêve d’immortalité et refuse les limites dictées par la nature en cherchant à rendre le monde prévisible et contrôlable, à provoquer une rupture dans la continuité afin de se libérer du mythe de Sisyphe qui nous condamne pour l’éternité. C’est ontologique répond la philosophie !
Un film réalisé par Gerry Schum montre l’artiste Gino De Dominicis de dos, assis au bord du Tibre en train de lancer des cailloux dans l’eau. Jusque là rien de particulier. Le geste se répète. Seul le titre de l’œuvre nous éclaire sur ce qui a tout l’air d’un canular : « Tentative de former des carrés au lieu des cercles autour d’une pierre qui tombe dans l’eau. » Nous sommes en 1969 et l’artiste romain n’en est pas à une provocation près.
Geste loufoque, farfelu, absurde ou… visionnaire ? À y regarder de plus près, la performance mise en scène par l’artiste coïncidait cette même année avec deux événements qui passèrent quasi inaperçus à l’époque :
1969 : naissance du réseau Arpanet, ancêtre d’Internet créé par l’armée américaine et qui fut abandonné parce que peu fiable, avant d’être repris comme modèle par le CERN pour créer le web que nous connaissons aujourd’hui ;
1969 : création du pixel, élément géométrique permettant la reproduction numérique des images et devenu l’unité de mesure universelle des écrans actuels.
Un demi siècle s’est écoulé entre la performance de Gino De Dominicis qu’il reprit dans un bassin au Louvre et le confinement forcé de la moitié de l’humanité dû à la pandémie mondiale de coronavirus en 2020. À première vue, il n’y a aucun rapport entre les deux évènements. Si ce n’est que le virus a rendu soudainement « viral » l’usage d’internet et des technologies numériques. Les smartphones et les ordinateurs sont devenus les seuls moyens de contact à la disposition des individus confinés, les exposant du même coup à des campagnes de “vaccination digitale et cérébrale” sans précédent.
L’impossibilité de sortir de chez soi et de se déplacer nous a fait entrer de plain-pied dans l’illusion hyper réelle où il devient impossible de faire des chose aussi simples que des ronds dans l’eau, un monde artificiel ou les cercles se muent automatiquement en une multitude de carrés invisibles sur nos écrans : les pixels. Retour aux ombres de la caverne de Platon.
La “pixellisation” progressive de notre environnement et la numérisation de nos vies sociales vont en s’accélérant. Ce tournant ouvre la voie à la surveillance généralisée des populations et au biopouvoir que l’exploitation de nos data permettra d’exercer sur nos vies. Signe que le projet transhumaniste de substitution du monde réel par un monde virtuel est en cours. Signe que l’artiste Gino De Dominicis avait vu juste, sans même le savoir (?) en attirant l’attention sur le miroir aux alouettes des probalités. Signe encore que seule l’intuition de l’artiste avait su cueillir dans un geste archaïque un bouleversement « épochal » encore en germe dans l’énigme des temps à venir.
On peut imaginer que demain, les codes numériques de l’intelligence artificielle remplaceront les codes alphabétiques de la pensée humaine, qu’en cas de nouvelle pandémie, de guerre, de catastrophe naturelle, écologique ou nucléaire, nous n’aurons pour nous réfugier qu’un monde numérique, dominé et contrôlé par les statistiques, les probabilités et les chiffres.
Les humains que nous sommes seront alors réduits à de simples numéros, 100% contrôlables et influençables par des algorithmes, une fois que le confinement et les masques qui nous bâillonnent seront tombés. Une aubaine pour les transhumanistes de la trempe d’Elon Musk, l’homme le plus riche du monde qui déclare :
« La probabilité que cet univers soit une réalité de base et non une simulation informatique est de une sur un milliard. »
Le problème c’est que l’on peut faire dire ce que l’on veut aux probabilités, il suffit de convertir le hasard en principe d’incertitude plus ou moins élevé et le tour est joué !
Mais peut-on en finir avec le hasard et la fatalité en mettant la vie en équation ?
Selon moi, la vraie question qui se pose en forme d’énigme en ce début de troisième millénaire est plutôt celle-ci :
Demain pourrons-nous encore aller nous assoir au bord d’un fleuve et faire librement des ronds l’eau, sans avoir à lancer d’abord des pierres sur les écrans de pixels qui nous séparent de la réalité ?
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