Dans le quartier, tout le monde l’appelait Mr Albert mais son vrai nom était Mohamed.
Il y avait déjà quelque temps qu’on ne le voyait plus traîner au bar chez Saïd. Les vieux harkis de la rue Myrha le disaient malade ou mort. On savait seulement qu’il était sorti de chez lui début novembre. Son copain Bouchaïb l’avait croisé avec un grand sac et une valise, la goutte au nez devant le foyer. Il était habillé d’un manteau gris et coiffé de son habituelle chapka. Comme il était pressé, il lui avait demandé où il allait. En pèlerinage avait-il répondu. Mais sa réponse lui avait paru plutôt étrange, vu que le pèlerinage à la Mecque était fini.
Ce qu’il ne savait pas, c’est que Mr Albert avait pris ensuite le métro à Barbès jusqu’à la station Châtelet–les-Halles, puis il avait changé de ligne pour rejoindre la Gare de Lyon où il avait grimpé péniblement dans un train pour Marseille. Une fois dedans, il lui avait fallu un bon quart d’heure pour hisser ses bagages dans les soutes du TGV, sous le regard indifférent, pour ne pas dire dégoûté, des cadres en déplacement.
À la Gare Saint-Charles de Marseille, il avait porté à pied sa valise et son sac jusqu’à un arrêt de bus, dans lequel il les avait chargé à grand peine, sans l’aide de personne, pour rejoindre le bar de son cousin Ali derrière le Vieux Port. Là, il avait fini la soirée, assis au fond de la grande salle jaune, à siroter du thé à la menthe devant l’écran vert de la télé qui égrenait les résultats des courses hippiques et à jouer aux cartes avec d’autres vieux arabes comme lui, sous les pales des ventilateurs qui les enroulaient d’une écharpe de fumée bleue.
Le lendemain matin, il s’était embarqué pour Alger sur le paquebot El Djazair II de la compagnie Algérie Ferries. La mer était houleuse et il avait passé toute la nuit sur le pont supérieur sans dormir, à regarder défiler les nuages déchirés devant la lune, pour ne pas voir les autres passagers vomir dans les coursives.
A la descente du bateau, le fils de son petit neveu Mokhtar était venu l’attendre avec une vieille 504 Peugeot “année 1969, toute retapée”. Il avait chargé promptement ses bagages dans le coffre et ils avaient pris la direction de Bellecourt, remonté la rue Belouizdad puis contourné l’îlot Belhafaf. La voiture s’était arrêtée en double file, le temps de déposer Mr Albert sur le trottoir devant la boucherie de son frère Abdel qui était sorti en blouse, les manches retroussées sur ses mains encore saignantes. Leurs bras s’étaient écartés en craquant un peu et ils s’étaient embrassés. La belle-sœur continuait de réajuster son fichu et joignait les mains au ciel en répétant :
– Mon Dieu, regarde qui est là ! Mais c’est l’Arbi !
Le soir ils avaient mangé le couscous ensemble en parlant de la fête qu’ici tout le monde préparait depuis un mois et des invités qui avaient promis de venir. Le secrétariat de la mairie avait même appelé plusieurs fois pour confirmer qu’un responsable de la culture passerait sans doute pour faire une déclaration importante à cette occasion.
Pensez, si la date du 7 novembre ne signifiait rien d’autre en France qu’un espace vide entre deux cérémonies – le premier novembre pour les morts « en général » et le 11 novembre pour les tués « en particulier » -, au 93 de l’ex-Rue de Lyon, devenue depuis la rue Mohamed Belouizdad, le 7 novembre représentait une date historique : l’anniversaire de la naissance d’Albert Camus.
C’Était un évènement attendu dans tout le quartier ! Avec Mr Albert parmi eux, c’était aussi une cérémonie familiale ! Le grand écrivain avait été le “cousin” français, l’ami d’enfance de l’oncle Mohamed. Bien avant l’Indépendance, quand il ne se faisait pas encore appeler Mr Albert.
Après manger, il avait déballé de son sac, précieusement enveloppés dans des pantalons, des maillots et des chemises achetés chez Tati, divers objets parmi lesquels un livre à la couverture élimée qu’il avait fait glisser entre ses doigts comme un morceau de savon. Le Mythe de Sisyphe.
– Regarde Hamed dit-il au plus jeune de ses neveux qui voulait devenir maître d’école. Voici le livre que mon ami Albert Camus m’a donné. Tu vois, il a même écrit mon nom dedans. Il lut avec fierté la dédicace qui s’étalait sur la page de garde :
Il faut imaginer Mohamed heureux.
Albert C.
– Et maintenant je dois te dire un secret. Ce livre, il a eu l’idée de l’écrire un peu grâce à moi, à l’époque quand je travaillais sur les chantiers et que je montais deux sacs de ciment de 25 kg à l’épaule sur les toits d’Alger. Tu verras, c’est un livre que tu pourras lire et relire toute la vie, il t’apportera toujours la réponse que tu cherches. Il est à toi maintenant.
Hamed prit le livre et Mr. Albert se sentit délivré d’un poids énorme, comme soulagé d’avoir accompli ce qu’il s’était promis. Il alla ensuite se coucher sur un divan qu’on lui avait préparé et il dût traverser une “montagne pleine de nuit” car le matin, ils le trouvèrent mort.
Il était écrit que 2013 ne serait pas une grande année pour la culture en France, ni en Algérie. Au lieu de fêter le centenaire du grand écrivain, les invités durent se contenter de la veillée funèbre de Mr Albert.